
Les Surligneurs
Mar 3, 2025
Les dossiers ESG rédigés par le média indépendant de vulgarisation Les Surligneurs !
Au nom de la compétitivité des entreprises, l’exécutif européen a proposé plusieurslégislations dites « omnibus » visant à raboter drastiquement quatre textes emblématiques du Pacte vert : la directive sur le reporting de durabilité (CSRD), celle sur le devoir de vigilance (CS3D) (voir les textes Omnibus I sur la directive CSRD et celui sur la directive comptable et la CS3D notamment), le règlement sur la taxonomie verte et, dans une moindre mesure, la taxe carbone aux frontières de l’UE (voir la proposition ici).
Du côté de la fameuse CSRD, cette directive exigeant des entreprises de déclarer chaque année es informations ESG dites matérielles pour elles (émissions de CO2, gestion des déchets, utilisation de l’eau, égalité salariale, politique d’intéressement…), le changement le plus marquant porterait sur le champ d’application. La Commission a revendiqué ce mercredi d’épargner « environ 80 % » des 42 500 entreprises qui devaient initialement être concernées par le texte. Ainsi, le rapport de durabilité ne s’appliquerait plus qu’aux sociétés comptant plus de 1 000 salariés et dont le chiffre d’affaires est supérieur à 50 millions d’euros.
Un tel amendement risque toutefois de susciter une forte confusion au sein de certains pays membres de l’UE où, comme en France, la directive s’applique depuis 2025 sur les données 2024 à certaines très grandes entreprises et était censée s’étendre dès cette année à des milliers de sociétés supplémentaires. Début 2026, les « grandes entreprises » (celles remplissant au moins deux des trois critères suivants : un chiffre d’affaires net moyen de 50 millions d’euros ; un bilan total de 25 millions d’euros ; au moins 250 salariés) devaient en effet publier leur premier rapport de durabilité au titre de l’exercice 2025. Puis, début 2027, c’était théoriquement au tour des PME cotées d’entrer en piste.
Pour les sociétés en question, l’incertitude juridique s’annonce d’autant plus profonde que leschangements proposés par la Commission ne sont en rien actés : les propositions législatives vont désormais faire l'objet de longues négociations au Parlement européen et à la table des Vingt-Sept - au Conseil de l’UE. Celles-ci pourraient durer de 12 à 18 mois, sans compter le délai d’au moins six mois nécessaire pour que les directives révisées soient transposées dans les droits des États membres de l'UE … Ce qui conduirait au mieux à l’automne 2026, donc potentiellement au-delà de la publication des premiers rapports de durabilité des entreprises des vagues 1 et 2, exigés par la loi en l’état actuel.
Dans l’espoir d’éviter cet écueil, la Commission européenne a cependant émis mercredi une proposition législative dite « stop the clock » (« arrêter l’horloge ») visant avant toute chose à reporter de deux ans les échéances de début 2026 et de début 2027 pour les deux catégories d’entreprises. « En fait, nous allons demander aux co-législateurs de s’entendre rapidement sur cette proposition “stop the clock” afin que nous ayons ensuite suffisamment de temps pour négocier la première proposition omnibus concernant, entre autres, la nécessité de réduire le champ d’application de la CSRD », résume un haut-fonctionnaire européen.
À première vue, une majorité semble exister au Parlement européen, comme au Conseil de l’UE afin d’adopter un tel texte, et plus généralement, pour approuver l’essentiel des amendements proposés mercredi par l’exécutif de l’Union.
Néanmoins, des entreprises ayant déjà investi des ressources, en faisant appel à des consultants, voire en embauchant des équipes dédiées afin de se préparer à se conformer à la CSRD pourraient s’estimer lésées, notamment parce qu’elles auraient eu jusque-là une confiance légitime dans le fait que ces nouvelles obligations allaient être appliquées. Ce principe de confiance légitime interdit notamment, sous le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne, de modifier une réglementation de manière inattendue, avec effet immédiat, sans prévoir de mesures transitoires ou d'accompagnement. Les nombreuses entreprises qui se préparent à respecter ces nouvelles obligations pourraient pâtir en effet de l’insécurité juridique créée par les revirements des élus européens, et exiger que des mesures de compensation soient prévues. Des entreprises iraient-elles jusqu’à porter l’affaire devant la Cour de justice de l’Union européenne ? Il n’est pas acquis qu’un tel recours aboutisse, mais la Cour de justice avait considéré, en 2007, que le principe de sécurité juridique « s’impose avec une rigueur particulière en présence d’une réglementation susceptible de comporter des conséquences financières ».
Le 19 février dernier, 86 chefs d’entreprises ont publié une tribune dans Les Echos pour défendre la CSRD. De grands groupes internationaux comme Mars ou Unilever ont aussi pris position contre une instabilité réglementaire et pour la réglementation actuelle, de même qu’un groupe de fonds totalisant plus de 6 000 milliards d’euros d’investissements.
La réduction du champ d’application, qui s’appliquerait d’ailleurs aussi à la taxonomie verte - un règlement intimement lié à la CSRD requérant des entreprises de communiquer sur la part de leur chiffre d'affaires et de leurs dépenses d'investissement « durables » - est loin d’être la seule modification importante proposée mercredi.
La Commission européenne entend aussi réduire sensiblement la charge de reporting pour les grandes entreprises qui seraient toujours concernées par ces législations. L’institution prévoit ainsi de modifier par voie d’acte délégués les ESRS (pour « European Sustainability Reporting Standards »), ces sortes de guides méthodologiques détaillant les informations que les entreprises sont tenues de publier.
Les dégâts ne sont pas moins lourds pour la directive sur le devoir de vigilance. L’objectif de la « CS3D » était de contraindre à partir de 2027 les grandes multinationales actives en Europe à identifier puis, le cas échéant, à combattre, toutes les atteintes à l’environnement (érosion de la biodiversité, pollutions…) ou aux droits humains (esclavage, travail des enfants…) éventuellement perpétrées par des partenaires, partout dans le monde. D’abord, l’entrée en vigueur de ce texte, chouchou des ONG, serait reportée d’un an, de 2027 à 2028, tout comme le délai de transposition par les États membres, de 2026 à 2027.
La Commission propose en outre de restreindre le devoir de vigilance aux opérations de l’entreprise-même et à celles de ses partenaires commerciaux directs (de niveau 1), quand la directive en l’état actuel exigeait des multinationales de regarder bien plus loin parmi leurs sous-traitants, sur toute la chaîne d’activité.
Autre amendement clé : suite à une forte demande du patronat allemand, la Commission a aussi proposé de supprimer le régime de responsabilité civile (introduit à l’article 29), par lequel les entreprises pouvaient être tenues responsables en cas de dommages qui n’auraient pas été évités faute d’avoir observé le devoir de vigilance. La directive laisserait néanmoins aux potentielles victimes la possibilité de saisir les tribunaux nationaux en vertu du régime local de responsabilité civile.
Le recul le plus marquant sur le plan environnemental concerne probablement les plans de transitions climatiques requis par la directive à l’article 22 : les entreprises auraient certes toujours à concevoir de telles stratégies pour expliciter comment elles entendent contribuer aux objectifs de l’UE en matière climatique, en diminuant notamment leur exposition à des activités liées aux énergies fossiles. À les concevoir… mais plus à les « mettre en œuvre », selon les amendements proposés mercredi. « Les entreprises peuvent donc établir un plan, puis le laisser dans un tiroir », regrette une source européenne.
Cependant, la copie de la Commission pourrait-elle être adoucie par les co-législateurs lors des négociations à venir ? « Je ne suis pas du tout optimiste à ce sujet, tranche Pascal Durand l’ex-rapporteur de la directive CSRD au Parlement européen. Le comportement du PPE [Parti populaire européen, droite], qui est le groupe le plus nombreux au Parlement, sera essentiel. Les conservateurs vont-ils se tourner à leur droite vers ECR et ID [deux des groupes d’extrême droite], ou bien poursuivre la majorité avec le centre et la gauche ? », s’interroge le cofondateur d’Europe Écologie Les Verts en 2008, qui a ensuite été député européen de 2014 à 2024, d’abord dans les rangs écologistes avant de rejoindre les macronistes, pour finir chez les sociaux-démocrates. Personne n’en sait rien à ce stade. Mais on ne voit pas bien quelle délégation nationale au sein du PPE pourrait faire pencher le groupe vers une ligne plus progressiste. »
Clément Solal, journaliste
Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen