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L’UE mettra-t-elle réellement en œuvre sa taxe carbone aux frontières ?

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L’UE mettra-t-elle réellement en œuvre sa taxe carbone aux frontières ?

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, cette législation adoptée en 2023 à Bruxelles est censée taxer certains produits importés en fonction de leur empreinte carbone à partir de début 2026. Mais la Commission européenne s’apprête à rouvrir le texte dans le cadre de son « choc de simplification » en faveur des entreprises. Alors, s’oriente-t-on vers un simple allègement, comme le prévoit l’exécutif de l’UE, ou bien vers une remise en cause sur le fond ? Éléments de réponse. 

Exporter l’ambition climatique européenne, protéger la compétitivité des industries du Vieux continent soumise à la tarification des émissions de carbone, et mettre la main sur de nouvelles recettes. Tel était le triple objectif du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), définitivement adopté en mai 2023 par les institutions de l’UE. 

Sur le papier, son principe est simple : taxer les marchandises produites à l’étranger et importées dans l’UE, en fonction de leur empreinte carbone. En pratique, la mise en œuvre de ce mécanisme plus communément qualifié de « taxe carbone aux frontières » - et défendu par la France depuis des décennies - est des plus complexe. 

Au point que les Européens ont convenu de le limiter, dans un premier temps, à un nombre réduit d’industries parmi les plus polluantes : acier, fer, aluminium, ciment, engrais, hydrogène et électricité. Et d’y aller très doucement. Rien ne sera prélevé avant le 1er janvier 2026, date à partir de laquelle le MACF devra monter très progressivement en puissance. 

80% des entreprises importatrices bientôt exemptées ?

Cependant, avant même que le moindre euro n’ait été ponctionné, ledit mécanisme - qui vise aussi à inciter les Etats tiers à adopter eux-mêmes une tarification du carbone pour en être exemptés - se voit remis en cause. Le MACF pourrait faire les frais du « choc de simplification » promis par la Commission européenne en faveur des entreprises, à l’instar de la directive sur le devoir de vigilance, ou de la fameuse « CSRD ». Fin février, ou début mars, l’exécutif de l’UE proposera une première législation dite « omnibus » afin d’alléger drastiquement la charge administrative en amendant plusieurs directives et règlements européens. Le MACF devrait faire partie de la liste. 

Jeudi dernier, le commissaire européen au Climat, Wopke Hoekstra, a même déjà suggéré que 80% des entreprises importatrices - sur lesquelles reposent la mise en œuvre du MACF - pourraient finalement y échapper. Mais cela, sans affecter l’ambition climatique de l’instrument, a assuré ce conservateur néerlandais au Financial Times. « Moins de 20% des entreprises dans le champ d’application actuel sont responsables de plus de 95% des émissions dans les produits », a-t-il indiqué, revendiquant d’épargner jusqu’à 200 000 entreprises des coûts de mise en conformité, pour ne cibler que les plus grandes sociétés.  

« C’est une idée intéressante. Il est vrai que le MACF a été conçu de façon assez rigide pour respecter le droit de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), pose Pierre Leturcq, chargé de programme à l’Institute for European Environmental Policy. On pourrait avoir un système efficace sans être punitif pour les petites entreprises. Car dans ces secteurs, comme le ciment ou l’acier, une grosse partie des émissions industrielles importées le sont en effet par de larges multinationales. Il s’agit typiquement d’un constructeur automobile européen achetant de l’acier chinois ». 

Des difficultés de mise en œuvre déjà identifiées

 

Or, pour les plus petites sociétés, la charge administrative générée peut être vue comme trop lourde. Le système étant en « phase de transition » depuis octobre 2023, les entreprises importatrices sont seulement censées déclarer le contenu en carbone des produits qu’elles importent (en s’appuyant sur les données transmises par les usines étrangères) - sans taxe à ce stade, donc. 

Mais seules 10% des entreprises en question en Allemagne et en Suède auraient joué le jeu, d’après un rapport publié en mars dernier et . Plus largement, la mise en œuvre n’est pas sans poser de questions, comme celle de la fiabilité des données sur les émissions. Les contrôles doivent être effectués par des certificateurs agréés, puis in fine, par des autorités nationales compétentes, a priori les services de douanes. Sauf que ceux-ci sont déjà surchargés. 

La simplification planifiée par la Commission serait donc a priori bienvenue. Mais le projet sera ensuite entre les mains des co-législateurs de l’UE - le Parlement européen et le Conseil de l’UE - susceptibles de s’orienter vers un rabotage plus radical. Ainsi, le puissant Parti populaire européen (PPE, droite), la première force au sein de l’Assemblée de l’UE s’est récemment positionné en faveur d’un report « d’au moins 2 ans » de plusieurs législations vertes, dont le MACF. 

« Aucune législation ne semble être à l’abri aujourd’hui, confirme Pierre Leturcq. Il est légitime de faire cet effort de simplification car autrement ce type d’instrument finira par disparaître. D'ailleurs, ce mécanisme étant une première mondiale, il est normal de le remettre sur le métier. Mais suspendre son entrée en vigueur ne me semble pas être une bonne idée », juge Pierre Leturcq, enseignant à Sciences Po. 

Le risque d’un contentieux devant l’Organe de règlement des différends de l’OMC

Les négociations sur ce sujet s’annoncent âpres. La France, par exemple, ne soutient pas un tel report, mais propose à l’inverse d’étendre le mécanisme aux produits finis. Car typiquement, si l’acier importé sera taxé au titre du MACF, cela ne sera pas le cas de l’acier contenu dans une voiture importée, ce qui fausse la concurrence à la défaveur des producteurs basés en Europe. Élargir le mécanisme reste toutefois une option qui est loin de faire consensus. 

D’autant que le défi technique se double d’un défi diplomatique. L’UE voit son MACF chahuté par certains de ses partenaires commerciaux, dont la Chine, l’Inde, ou le Brésil. Et pour cause, « même avec son champ initialement limité, l’impact du MACF pourrait être sévère » sur les industries de ces économies, ou de celles de l’Egypte et de la Turquie, notait un rapport du Boston Consulting Group, fin 2023, estimations chiffrées à l’appui. 

En parallèle, New Delhi et Pékin sont susceptibles de saisir l’Organe de règlement des différends de l’OMC afin de contester la légalité du mécanisme. Aux yeux de ces pays, le MACF relève d’un « protectionnisme vert », contraire aux règles du commerce international. Quelle serait l’issue de cette procédure ? Les experts sont partagés. L’UE invoque l’article 20 du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) qui prévoit des exceptions aux principes du libre-échange pour permettre des mesures destinées à la protection des végétaux ou de la biodiversité – des exceptions qui pourraient ne pas suffire à justifier une législation pour la protection du climat. 

De l’autrecôté, ces pays y voient une violation du principe du droit international dit « des responsabilités communes mais différenciées », selon lequel les pays développés doivent assumer un rôle plus important que les autres dans la lutte contre le changement climatique - au nom du poids de leurs émissions historiques.